Voilà une interrogation qui mérite débat, qui met en cause les 2 courants historiques de la gauche: sociale-démocrate/socialiste, et communiste. Certes, ce texte ne dit rien sur la nature actuelle de la construction européenne, ultra-libérale et bien technocratique et peu démocratique, verrouillée. Certes, il ne donne aucun avenir à la gauche "anti-capitaliste", à la "lutte de classe", aux idées du communisme débarassé de sa gangue stalinienne.
Tout cela constitue des débats nécessaires à gauche, me semble-t-il.
Mais l'autre débat sur les propositions que doit travailler la gauche sont loin d'être ininteressantes, en fin d'article
Je le livre à votre réflexion et à vos commentaires! H M.
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POURQUOI L'EUROPE VIRE À DROITE ?
PARCE QUE LA GAUCHE S'EST PERDUE
L’ouvrage de Raffaele Simone « Le Monstre doux. L’Occident vire-t-il à droite ? » sort enfin en France (Gallimard, Le Débat). Il a fait couler beaucoup d’encre en Europe dans les milieux de gauche dès sa sortie en Italie, début 2009. En septembre dernier, la revue Le Débat lui consacrait cinq articles importants dans son dossier « Déclin de la gauche occidentale ?». En janvier 2010 Laurent Fabius et la fondation Jean Jaurès l’invitaient pour le colloque « La gauche à l’heure de la mondialisation. ». À l’époque, le monde entier subissait les graves contrecoups de la crise financière née des excès du libéralisme, et pourtant la gauche européenne s’était effondrée aux élections européennes. Comment l’expliquer ?
L’essai de Raffaelle Simone, qui est linguiste et se présente comme un philosophe s’intéressant à notre modernité, aide à comprendre. Son constat est sévère. Selon lui, la gauche n’est plus porteuse d’espoir et d’un grand projet « à la hauteur de notre temps ». Face à elle, la droite nouvelle l’emporte parce qu’elle a compris notre époque consumériste, individualiste, pressée et médiatique, et sait se montrer pragmatique et sans idéologie. Cette droite conquérante s’est associée aux chefs d’entreprises comme aux hommes des médias pour promouvoir une société de distraction et de défense des intérêts immédiats, tout en promettant la sécurité et la résistance à l’immigration. Un projet que Raffelle Simone, s’appuyant sur Alexis de Tocqueville, appelle « Le Monstre doux ».
On pourrait s’étonner d’une telle critique de la gauche quand un sondage Viavoice publié le 23 août dans Libération la donne victorieuse à 55% gauche aux élections présidentielles de 2012
Des chiffres jamais vus, qu’il faut cependant tempérer.
°Ces sondages arrivent en effet en pleine affaire « Woerth-Bettancourt » qui coûte cher à la crédibilité du gouvernement et son ministre de l’économie.
°Ensuite, le sondage de Libération révèle que 57% des sondés jugent que la gauche « ne ferait pas mieux que la droite ». Quant au programme de gouvernement du parti socialiste, il n’est pas bouclé après l’université d’été, tandis que le PS n’a toujours pas élaboré une position claire tant sur les retraites que sur les questions de sécurité et l’immigration. C’est pourtant là une problématique cruciale, où les Français l’attendent au tournant, et plus encore Nicolas Sarkozy, à qui la politique brutale de cet été envers les Roms n’a pas attiré que des inimitiés. Deux sondages ont montré que 65% des personnes interrogées étaient favorables à l’expulsion des Roms « sans papiers » (sondage Le Figaro) et 48% à leur reconduite en Roumanie avec ou sans papiers (Le Parisien). Il n’est pas exclus que la droite engrange ces réactions au moment d’un vote décisif, d’autant que la gauche est souvent apparue peu crédible, sinon laxiste, dans ces domaines. Enfin, n’oublions pas que Nicolas Sarkozy n’a jamais craint de s’opposer à Martine Aubry, face à laquelle, comme il l’a déclaré en mai 2010, il dit représenter « l’archaïsme » et lui « la modernité ».
C’est à ces questions sur l’archaïsme de la gauche et la modernité de la droite que Raffelle Simone a répondu à cet entretien réalisé pour le Monde Magazine (14 sept 2010 ) :
ENTRETIEN AVEC RAFAELLE SIMONE, AUTEUR DE L'ESSAI :
"LE MONSTRE DOUX. POURQUOI L'EUROPE VIRE À DROITE ?" (Gallimard, Le Débat)
La gauche, dites-vous, ne comprend plus notre temps. Pourriez-vous nous donner des exemples de cette incompréhension ?
Il me semble frappant qu’après la très grave crise financière de 2008 et ses désastreuses conséquences sociales, fruit d’une politique ultra-libérale, la droite l’a emporté largement, presque partout, aux élections européennes de juin 2009. La gauche n’a même pas su profiter de l’échec flagrant des politiques de droite, elle n’a pas pu apparaître comme porteuse d’espoir et de solutions concrètes. C’est dire combien son image s’est dégradée. De fait, depuis les années 1980 et les débuts de la mondialisation, la liste des changements radicaux et des grands problèmes contemporains que les dirigeants de gauche n’ont pas compris donne véritablement le tournis. Beaucoup d’hommes de gauche ont résisté à l’idée de l’unification européenne, un grand projet pourtant né de leurs rangs, puis critiqué l’unité allemande après l’effondrement du Mur. Ils se sont opposés longtemps, avec force, à la critique écologique du productivisme sans frein, qui aurait pu les ressourcer. Ils ont dénié l’apparition d’un facteur ethnique dans la sphère politique. Jusque récemment, ils ont refusé de discuter de l’immigration de masse et des clandestins, se montrant laxistes sur ces questions. Eux, les défenseurs de la pensée laïque, n’ont pas été clairs dans leur critique de l’Islam radical, sur les questions du port du voile et de la visibilité des signes religieux. Ils ont montré le même aveuglement sur les violences urbaines et l’insécurité, ne considérant que leurs causes et pas leurs effets. Ils s’obstinent à ne pas voir le vieillissement de la population et, comme en France, à ne pas évoluer sur les retraites. Ils ont abandonné la défense des ouvriers et des salariés aux syndicats et n’ont plus rien de partis populaires. Ils n’ont pas compris la montée en puissance des pays émergents, la Chine, l’Inde, le Brésil, et comment ils s’apprêtent à dominer le monde. Ils n’ont pas saisi grand chose aux nouvelles cultures jeunes, hédonistes, individualistes, alternatives, ni à la croissance formidable des médias de masse, au pouvoir de la télévision, d’Internet et du numérique. Cela fait beaucoup. Et si on additionne ces bévues, on voit alors qu’ils ont ignoré comment, dans les populations européennes vieillissantes, la modernité générait un agrégat inquiétant et chaotique de menaces et de peurs auxquelles seules la droite et l’extrême droite semblent aujourd’hui pouvoir répondre. Alors que la gauche, si elle était à l’écoute des milieux populaires, aurait dû en faire une de ses missions…
Vous dites encore que plus personne ne connaît les grands apports de la gauche en Europe. Expliquez-nous ?
En effet, aujourd’hui plus grand monde sait ce que l’Europe moderne doit aux luttes des partis de gauche, les combats douloureux, et sanglants qu’ils ont mené pour les droits des travailleurs, la liberté d’association, les libertés publiques, les congés payés, l’assurance maladie, les retraites, l’enseignement obligatoire, la laïcité républicaine, le suffrage universel, les droits des femmes, les services publics, l’égalité devant la loi, la régulation étatique des excès des puissants, etc. La gauche, idéologiquement, a dissipé ce qui constituait son patrimoine, elle ne le revendique plus, elle a même peur de le revendiquer, elle l’a laissé sans paternité, celui-ci est devenu comme inhérent à l’identité européenne. Voyez par exemple comment, après la terrible crise financière de 2008, la droite libérale, pragmatique et sans état d’âme, a allégrement pioché en Europe et ailleurs dans le catalogue des idées classiques de gauche, nationalisant les banques et se montrant interventionniste. La gauche n’y a pas gagné en force et crédibilité pour autant, au contraire, elle s’est fait absorber le peu qu’il lui restait de son réservoir d’idées. Et pourquoi ? Car depuis des années, beaucoup plus idéologique et fermée que la droite, elle n’a rien proposé de neuf et d’adapté à la modernité, s’en contenté de répéter des formules toute faites, je pense par exemple au « Care » de Martine Aubry qui ressemble fort à l’assistanat des années 1970, et rappelle une formule identique lancée à la fin des années 1990 par Walter Veltroni en Italie, tout en échouant à faire aboutir ses derniers grands projets…
Lesquels ?
La liste des échecs patents de la gauche apparaît aussi longue que ses conquêtes. Elle n’a pas réussi à réduire la disparité qui va s’aggravant, entre les pauvres, les classes moyennes et les très riches, elle a échoué à réguler le capitalisme financier laissant la droite le faire à sa manière, c’est-à-dire à moitié, elle n’a pas su mettre en place des mesures de solidarité qui aideraient véritablement les plus démunis à s’en sortir, elle n’a pas relevé le niveau moyen d’instruction et de culture, elle n’a pas mis fin à l’exploitation méthodique des travailleurs et des employés, elle n’a pas su imposer l’égalité ni la parité des hommes et des femmes, elle a laissé les écoles laïques devenir moins attractives que les écoles privées, elle n’a pas aidé que se développe une conscience citoyenne, elle n’est pas arrivée à réduire l’impact de la production sur l’environnement, etc. Comment expliquer ces spectaculaires revers ? J’y vois des raisons tant extérieures à la gauche qu’intérieures. D’abord, il faudra analyser les effets de l’espèce de secousse sismique qui a eu lieu depuis les années 1980 avec le développement vertigineux de la consommation, la montée en force de l’individualisme, la toute puissance de la télévision et des écrans, autant de phénomènes qui ont profondément bouleversé « l’esprit du temps ». J’y reviendrais... Face à ces mouvements, les propositions sociales de la gauche, l’égalité, la solidarité et la redistribution apparaissent dépassés à l’individu comme au consommateur contemporain, d’autant que ces idées semblent appartenir à une idéologie associée à une histoire effrayante, le passé communiste.
Vous pensez que la gauche conserve encore pour les citoyens une couleur communiste, même après l’effondrement des P.C européens ?
L’ombre historique du communisme pèse encore sur la gauche, et comment ! Le fait que le socialisme au pouvoir ait pris une forme communiste, c’est-à-dire une succession de régimes tyranniques, misérables et criminels, reste dans toutes les mémoires. Surtout en Europe, où ce passé terrifiant ressurgit régulièrement au fur et à mesure que nous découvrons de nouveaux documents accablants sur cette époque, les agissements criminels des nomenklaturas, les mea-culpa contraints des plus grands intellectuels.
En même temps, l’effondrement brutal et grotesque du communisme a signifié l’écroulement de quelques-uns des grands mythes de la gauche toute entière. L’idée qu’elle allait changer le monde par la « révolution », que celle-ci fut violente, comme le voulaient les bolchevicks, ou graduelle, comme l’entendaient les sociaux-démocrates, a fait long feu. Qui veut encore la révolution aujourd’hui, et pour mettre en place quel régime ? Quant aux grands discours sur « la lutte des classes », ou même « la haine de classe », nous savons bien qu’ils mènent à la guerre civile et au despotisme. La notion de « progrès » et de « progressisme », qui veut que la gauche défend un futur meilleur, va dans le sens de l’histoire et de la libération de l’homme, vacille aujourd’hui après les révélations des livres noirs du communisme comme suite aux effets désastreux de nos industries et du progrès technique sur l’écologie terrestre. De même, l’incapacité intrinsèque de la planification socialiste à développer une économie prospère et éviter la paupérisation générale, son dirigisme insupportable à tout esprit d’initiative ont ruiné les rêves d’une économie toute étatique et redistributrice, et montré les avantages du libre-échange et du marché, malgré ses crises et sa brutalité. Malgré cela, et cela nuit beaucoup à la gauche moderne, il reste encore des « intellectuels de gauche » pour justifier l’époque socialiste et l’étatisme forcené, des hommes de gauche ou de l’ultra-gauche qui persistent à diaboliser le marché ou qui se définissent comme « anti-capitalistes » ou « anti-américanistes », ou encore montrent des sympathies dangereuses envers des régimes dictatoriaux comme le Cuba de Castro ou le Venezuela de Chavez, ou encore une négligence coupable envers l’islamisme ou le terrorisme, qu’ils « comprennent » ou « excusent ». Tout cela fait que bien des élections perdues par la gauche non communiste l’ont été parce qu’elle n’a pas su clarifier ses différences de fond d’avec les errements sanglants d’hier, et que leurs adversaires de droite la mettent dans même sac, à la manière de Berlusconi qui ne parle jamais de « la gauche » mais, brutalement, des « communistes ».
Après l’échec du communisme et sa mythologie, vous voyez venir l’échec du socialisme et des idées sociales. Pourquoi ?
Au final, que reste-t-il dans le réservoir d’idées de la gauche européenne non communiste ? Plus grand chose. Le volet social, le réformisme, la régulation des excès du libéralisme, mais là encore, le discours apparaît faible, minimaliste, sans véritable vision d’ensemble. Beaucoup des propositions avancées me semblent décalées du réel, hésitant entre l’assistanat de l’Etat Providence et une politique de centre gauche, édulcorée, proche de celle de la droite centriste ou chrétienne. En Italie par exemple, tout comme Ségolène Royal en France, la gauche a cherché à s’allier avec les démocrates-chrétiens de l’« Ulivo », jusqu’à former un parti de coalition, le Parti Démocrate. Sans identité politique, cette gauche « light », centriste, peureuse d’apparaître de gauche, dans laquelle personne ne se retrouve, ni les gens de gauche, ni les catholiques, a subi une défaite sévère face aux hommes de Berlusconi aux élections législatives. Résultat, son premier chef Walter Veltroni, un ancien communiste, a dû démissionner. De fait, de nombreux engagements de la gauche édulcorée ressemblent à ceux des chrétiens sociaux, notamment l’assistanat, l’étatisme, la tolérance envers la délinquance sociale et l’immigration clandestine, le tout emballé par des accents confessionnels. C’est là une façon de remplir le « réservoir » des idées que j’appelle le « fusionnisme » qui est plutôt un « confusionisme ». Il en existe d’autres. En Angleterre, nous avons assisté à l’arrivée d’une « troisième voie » promue par le « new labour », dont un des premiers bilans est qu’il laisse un pays où les disparités sociales n’ont jamais été aussi grandes, sans avoir fini de reconstruire des services publics rendus exsangues par Margaret Tatcher. Sur le continent, en France comme en Italie, des hommes de gauche suggèrent que les socialistes devraient se concentrer sur la défense des « droits », même les « petits droits », ceux des minorités, des femmes, des homosexuels, des immigrés, des sans papiers, des détenus, une politique qui se veut radicale, mais qui mène à réclamer la gratuité totale des services et de l’assistance publique comme à une politique laxiste en matière de sécurité. D’autres proposent de s’orienter vers la solidarité, l’aide sociale, le fameux « care », considérant d’abord les gens comme des victimes, montrant une philanthropie et une condescendance qui ne me semble pas conforme avec les idées de gauche. Tous ces tâtonnements manquent de rigueur, ne mènent pas à définir une grande politique ni ne font avancer la réflexion sur un véritable réformisme de gauche, à la hauteur de la modernité consumériste et mondialisée. Voilà pourquoi, il me semble qu’en ce début du XXIe siècle le réservoir d’idées de la gauche frôle la banqueroute.
Face à cette gauche en crise, écrivez-vous, prospère un « Monstre doux ». Expliquez-nous ?
Dans « De la démocratie en Amérique », Alexis de Tocqueville décrit un possible « despotisme du futur », une nouvelle forme de domination. Elle s’ingèrerait jusque dans la vie privée des citoyens, développant un autoritarisme « plus étendu et plus doux », qui « dégraderait les hommes sans les tourmenter. » Ce nouveau pouvoir, pour lequel dit-il « les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent pas », transformerait les citoyens en « une foule innombrable d’hommes semblables (…) qui tournent sans repos pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, (…) où chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée des autres.» Isolés, tout à leur distraction, concentrés sur leurs intérêts immédiats, incapables de s’associer pour résister, ces hommes remettent alors leur destinée à « un pouvoir immense et tutélaire qui se charge d’assurer leur jouissance (…) et ne cherche qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance. Ce pouvoir aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il pourvoit leur sécurité (…) facilite leurs plaisirs (…) Il ne brise pas les volontés mais il les amollit (…), il éteint, il hébète. » C'était une sorte de prophétie, mais nous y sommes aujourd’hui. C’est le « Monstre doux » dont l’Italie me semble être l’avant-garde, le prototype abouti. Il s’agit d’un régime global de gouvernement, qui ne concerne pas que la politique, mais aussi d’un système médiatique, télévisuel, culturel, cognitif, une forme d’ambiance infantilisante persistante qui pèse sur toute la société. Ce régime s’appuie sur une Nouvelle Droite anonyme et diffuse, associée au grand capital national et international, plus proche des milieux financiers qu’industriels, puissante dans les médias, intéressée à l’expansion de la consommation et du divertissement qui lui semblent la véritable mission de la modernité, décidée à réduire le contrôle de l’Etat et les services publics, rétive à la lenteur de la prise de décision démocratique, méprisant la vie intellectuelle et la recherche, développant une idéologie de la réussite individuelle, cherchant à museler son opposition, violente à l’égard des minorités, populiste au sens où elle contourne la démocratie au nom de ce que « veut le peuple ». En Italie, l’administration Berlusconi incarne cette droite jusqu’à la caricature. Mais aussi en France, depuis le fameux dîner du Fouquet’s, aujourd’hui avec l’histoire Bettancourt, votre gouvernement a montré plusieurs fois ses accointances avec le monde des affaires et des médias, quant au président Sarkozy, il a fait scandale pour son omniprésence à la télévision et son train de vie de star. Sa politique me semble exemplaire de cette nouvelle droite refusant d’imposer comme d’effrayer les plus riches, voulant diminuer les services publics et flirtant avec le populisme et certaines thèses d’extrême droite.
Dans votre essai, le « Monstre doux » s’impose à la modernité à travers trois commandements. Pourriez-vous les préciser ?
°Le premier commandement est consommer. C’est la clef du système. Le premier devoir citoyen. Le paradigme culturel numéro Un de la modernité. Le bonheur de réside dans la consommation, le shopping, l’argent facile, on préfère le gaspillage à l’épargne, le shopping à la sobriété, le style de vie au respect de l’environnement. °Le second commandement est s’amuser. Le travail, de plus en plus dévalorisé, devient secondaire dans un régime général de distraction et de fun. L’important c’est le temps libre, les week-ends, les ponts, les vacances, les sorties, les happy hour, le after hour, les variétés télévisées, les chaînes câblées, les présentatrices dénudées (cela triomphe en Italie, et pas que dans la télé Berlusconi, partout), les jeux vidéos, les émissions people, les écrans partout. Le divertissement scande chaque moment de notre vie, rythme le calendrier, jusque chez soi où la télévision, le game boy et l’ordinateur occupent une place centrale. Le divertissement occupe tout l’espace, reformate les villes historiques, quadrille les lieux naturels, envahit les restaurants et les grands magasins, transforme les lieux magnifiques en resorts, installe partout des gadgets et des endroits factices facilitant le jeu et la consommation, installe des hôtels géants, des grandes surfaces et des malls le long des plus belles plages, crée des villages touristiques dans les plus infâmes dictatures. Même les phénomènes les plus graves, les actualités les plus alarmantes se transforment en divertissement. La première guerre d’Irak, le tsunami, les catastrophes naturelles, les drames humains se voient transformer en spectacles, deviennent des sortes de jeux vidéo en temps réel ou des feuilletons émotionnels. Les affrontements politiques tournent au show business, à la guerre des petites phrases, à la parade des people, quand les ministres ne sont pas d’anciens mannequins nus, à la Une de tous les tabloïds, comme Mara Carfagna notre ministre de l’égalité des chances, ou Daniela Santanché, sous-secrétaire à je-ne -sais-quoi. La démultiplication des gadgets, des portables, des tablettes, des appareils permettant la diffusion et la production d’images fait que nous sommes encerclés, noyés, dissous dans les écrans. Sous le régime du Monstre doux, la réalité s’efface, un rideau de fun rend tout flou, plus rien n’est grave, important, après le travail la vie devient un vrai carnaval, les grandes décisions sont prises par les beautifull people que sont les politiques et les grands patrons, tout devient pixel, virtuel, irréel, vie des stars. La crise économique, la spéculation financière, les plans de rigueur, les atteintes aux libertés et les collusions entre les hommes politiques et les milieux d’affaires comme nous l’observons en France et en Italie, ne sont des épisodes vites oubliés d’un grand reality-show.
Et le troisième commandement ?
C’est le culte du corps jeune. De la jeunesse. De la vitalité. L’infantilisation des adultes. Ici le Monstre Doux se manifeste de mille manières, ridiculise tous ceux qui grossissent, se rident et vieillissent, complexe les gens naturellement enrobés, excluent les personnes âgées. Le rajeunissement est devenu une industrie lourde. Partout, on pousse à faire des régimes, à se surveiller et restreindre, à l’achat massif de cosmétiques, à dépenser des fortunes pour paraître lisse, mince, svelte, adolescent, à investir dans la chirurgie esthétique, le lifting, le botox, comme l’éternellement bronzé Silvio Berlusconi. Je ne crois pas qu’une société aussi obsédée par une telle tyrannie du corps et la jeunesse ait jamais existé. Cela produit des conséquences morales graves. Partout se répand un égoïsme arrogant, jeuniste, vitaliste, affichant un mépris ouvert de la fatigue, du corps souffrant, des vieux, des laids, des gens ralentis, handicapés, tous ceux qui démentent le mythe de la jeunesse éternelle. Pendant ce temps, les enfants refusent de vieillir, deviennent anorexiques ou boulimiques, quittent leurs parents à trente ans, on rejette partout toute posture adulte, réflexive, intellectuelle, responsable, morale, jugée « out », inutile, triste, on a l’obligation d’être « branché », tout doit aller vite, le succès, l’argent, les amours. Dans son essai « Tous esclaves du fitness » (2004), désemparé, le sociologue polonais Zygmunt Bauman se demande « Où es la compassion ? ». Voilà le Monstre doux, un monde d’amusement sans compassion.
Mais comment le Monstre doux et la nouvelle droite se confondent, et pourquoi l’emportent-ils dans toute l’Europe ?
Un monde où le consommateur a remplacé le citoyen, le divertissement recouvre le réalisme et la réflexion, l’égoïsme règne, me semble favorable à la nouvelle droite, qui d’ailleurs le favorise et l’entretient, car ses valeurs comme ses intérêts sont associés à la réussite de la consommation et la mondialisation de l’économie, pleine de promesses. En ce sens, j’avance l’idée que cette droite nouvelle, consumériste, people, médiatique, liftée, acoquinée aux télévisions, appelant à gagner plus d’argent, défendant les petits propriétaires, décrétant les idées d’égalité et de solidarité ringardes, méfiante envers les pauvres et les immigrés, est plus proche des intérêts immédiats des gens, plus adaptée à l’ambiance générale de l’époque, plus « naturelle » en quelque sorte. Et c’est pourquoi elle gagne. Face à elle, la gauche semble n’avoir rien compris au véritable bouleversement civisationnel de la victoire de l’individualisme et du consumérisme, s’accrochant à ses seules idées sociales. Il faut ajouter que défendre les idées de justice, de solidarité, d’aide aux démunis et se préoccuper du long terme et de l’avenir de la planète apparaissent aujourd’hui comme des attitude difficiles, courageuses, mais hélais contraire à l’intérêt égoïste immédiat. Cela coûte, exige des efforts. C’est pourquoi, la gauche perd.
Vous n’imaginez pas une gauche nouvelle, à la hauteur de son temps ?
Une nouvelle gauche, me semble-t-il, aura beaucoup à faire, si jamais elle doit encore exister sous ce nom. À mon sens, elle devrait rompre avec la vieille gauche, sans renier les valeurs historiques constructives de la gauche non communiste. Elle devrait réaffirmer ses valeurs, sans les édulcorer, les adapter à notre époque, réparer les méfaits culturel profonds du Monstre doux. Vaste, immense programme !
°Affirmer le rôle de l’Etat dans la régulation des excès du marché et du capitalisme financier.
°Mettre en place des services publics forts. Investir dans des universités et des écoles de haut niveau.
°Défendre radicalement la laïcité contre les intrusions religieuses. Assurer durablement et sans laxisme la sécurité des citoyens.
°Soutenir puissamment la recherche.
°Appuyer la création de médias et de télévisions de qualité. Elle devrait s’inspirer des expériences de la social-démocratie des pays du Nord de l’Europe qui a rompu avec le vieux paradigme de l’assistanat et de l’Etat Providence, pour promouvoir l’émancipation de chaque individu, sans en abandonner aucun, en corrigeant l’inégalité sociale par l’entraide. L’entraide, c’est un mot qui semble en effet inaudible à l’époque du Monstre doux, un mot de gauche.
(Frédéric Joignot, journaliste, écrivain- NEWS NEWS NEWS (13/9/11).)
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